EXTRAITS tome 1

 

Extrait 1

    La nuit lentement prenait possession de la nature. Dans le ciel, qui s’obscurcissait doucement, une à une, les étoiles s’éclairaient, scintillantes. On les découvrait tout à coup, alors que quelques instants auparavant elles étaient encore invisibles. En ce mois d’août, l’été, toujours agréable, semblait garder le souvenir du doux printemps précédent. Finalement, les ténèbres n’étaient pas si sombres ; les yeux s’habituaient à cette semi-obscurité.
   Aude et Aubin, couchés dans l’herbe en attendant Arnaud, s’amusaient à jouer à celui qui, le premier, découvrirait l’apparition d’un astre. Au début, comme les fois précédentes, ils commencèrent à comptabiliser, puis, comme d’habitude, ils abandonnèrent vite leurs résultats pour en rester au seul, à l’unique plaisir de s’exclamer :
   ─ Une ! Encore une ! Regarde ! Là ! Oui ! À droite !
   Suivi bien sûr d’un :
   ─ Ici ! Une autre !
   Naturellement cela finissait inlassablement par un :
   ─ Je l’ai vue avant toi !
   Leur mauvaise foi, à l’un et à l’autre, ne les gênait nullement ; elle faisait même partie du jeu.
   Ils perçurent l’arrivée de l’adolescent.
   Arnaud s’assit près d’eux.

Extrait 2

   Les yeux d’Aubin ne croisèrent pas ceux de madame Béranche. Elle l’examinait cependant, des pieds à la tête.
    Puis son attention glissa sur son fils. Pour la première fois elle les observait de si près, Arnaud et Aubin, côte à côte.
    Elle demeura interdite ; incroyable, cette ressemblance. Certes, l’un avait les cheveux un peu plus foncés, un peu plus longs que l’autre. L’un était de trois ans plus âgé que l’autre. Mais cette même taille, cette même allure, des visages différents, mais ce même regard doux, ce même sourire tellement charmant.
    Ils se ressemblaient vraiment.
    Elle fut la seule à s’en apercevoir.
    Soudain, les deux battants de la porte s’ouvrirent.
    Aude, au bras de Berthe apparut, majestueuse.
   Ses yeux balayèrent la pièce. Elle était émue, mais son visage rayonnait. Son cœur battait à tout rompre. Cela lui rosissait les joues, rendait ses pupilles brillantes. Chacun retenait son souffle, subjugué par la beauté de la jeune fille. Aubin la dévorait du regard. Il se mit à trembler. Arnaud, bouche bée, la fixait, conquis.
   Alors, madame Béranche, séduite, se tourna pour observer la réaction d’Aubin. Elle ne s’attendait pas à voir son fils et son jardinier en admiration béate, face à cette belle jeune femme qui, à pas lents se dirigeait vers eux. Madame Béranche comprit. Malgré elle, elle frissonna.
    Aubin, Arnaud, tous les deux aimaient Aude. Elle sentit brutalement monter en elle une forte angoisse, mais son visage demeura souriant.

 Extrait 3

   ─ Debout ! Vite ! Rassemblement en ligne ! Debout, allez !
   Luc et Aubin se levèrent. Mars découvrit à sa droite Henri, il ne le savait pas si proche. À ses côtés, Gérard Bortet.
   ─ Baïonnette au canon ! En avant ! Au pas de course !
   Le régiment se rua vers la pente. On ne leur tira pas dessus. Ils ne coururent pas, ils se contentèrent de marcher vite. En bas les  coups de feu devenaient moins fréquents. Était-ce réel ou simplement une impression ?
   À mi-chemin, ils rencontrèrent leur premier mort.
   Il avait chuté en arrière, sur le dos, les jambes à peine écartées, les bras en croix, le visage face au ciel. Il tenait encore son arme. Ses yeux bleus, grands ouverts, fixaient le firmament. On apercevait juste une petite tache sombre qui tachait sa capote, au niveau du cœur. Vingt ans, pas plus. Henri et Aubin se regardèrent. Il était probablement tombé parmi les premiers. Avait-il su que la mort le frappait ? Non. Vraisemblablement, il n’avait rien entendu. Il marchait, jeune, plein d’espoir. Pensait-il à sa fiancée ? Peut-être ! Et, l’instant d’après, il gisait, inerte, sans vie, rayé du monde des vivants, plus rien, le néant.
   Un doigt appuyant sur la détente d’un fusil avait suffi.

Extrait 4

   Subitement, elle sursauta. Un bruit, faible, bizarre, étouffé, presque lointain. Inquiète, elle chercha à le situer. Elle le localisa. Intriguée, prudente, Aude contourna le grand buisson d’où était sorti l’animal. Elle ne distingua rien d’anormal, sauf des traces de pas dans la neige ; hésitante, elle les suivit avec précaution. Elle venait de pénétrer d’une trentaine de mètres dans les bois, et ne discernait toujours rien d’alarmant. Les traces continuaient. Elle allait rebrousser chemin, pas trop rassurée tout de même, quand elle entendit un gémissement. La plainte était proche. Elle scruta le sous-bois.
   Brusquement, elle ne s’y attendait pas, elle aperçut Violaine.
   Elle s’approcha.
   La jeune fille se débattait, allongée au sol, le manteau dégrafé, la jupe retroussée. Un homme, sur elle, luttait pour essayer de lui remonter ses jupons. Sa main gauche sur la bouche de la jeune fille étouffait les cris. Dans la position où il se trouvait, l’individu ne pouvait pas constater la présence d’Aude.
   Ne perdant pas son sang-froid, la jeune femme chercha une arme. Une grosse branche cassée reposait près d’elle, recouverte en partie de neige ; elle s’en saisit. Silencieusement, elle se positionna derrière l’agresseur de Violaine.
   Puis, de toutes ses forces, comme s’il s’agissait d’une cognée, elle frappa l’homme sur le dos. Elle accompagna son geste d’un puissant han, sorti du plus profond de sa poitrine.

Extrait 5

   Intriguée, Aude se leva.
   Au lieu de se rendre à la fenêtre, curieusement, elle quitta sa chambre.
   Pourquoi ? Elle ne se posa pas la question.
   Lorsqu’elle descendit le grand escalier, en arrivant au rez-de-chaussée, elle n’hésita pas, il lui fallait aller dehors. Une force la poussait en avant ; elle ne l’effrayait pas. Elle sortit du Château. Debout, au milieu du perron, elle regardait, circonspecte, le spectacle qui s’offrait à elle. Arnaud, dans sa tenue de capitaine, presque au garde-à-vous, dessinait de ses deux mains des arabesques dans l’espace.
    ─ Arnaud, s’écria-t-elle. Est-ce toi Arnaud ? As-tu eu une permission ?
   Mais le jeune homme ne réagit pas ; il semblait ne pas la percevoir. Il continuait à mouliner l’air. Surprise, Aude s’approcha.
   Soudain, elle conçut l’absurdité de cette situation. Arnaud, en uniforme sale, maculé de boue séchée, esquissant des dessins immatériels ! Elle, en chemise de nuit, pieds nus, à lui parler ! Alors qu’autour d’eux, une lumière persistante les envahissait, étouffant de plus en plus ses paroles comme l’aurait fait un cocon d’ouate.
   Aude se rapprocha d’Arnaud. Elle s’inquiéta du regard fixe du jeune homme. Il ne lui paraissait pas normal ; il ne la voyait réellement pas !
   Puis son attention se porta sur son travail. Ses mains ébauchaient, à grande vitesse, des courbes devant lui. Aude saisit ; Arnaud sculptait, il pétrissait l’air. Après les bombés, les arrondis, les incurvés, ses doigts creusèrent, fouillèrent, forèrent, approfondirent l’espace. Il allait si vite. Ses doigts provoquaient une sorte de rémanence ; l’image d’un buste, engendré du néant, se concrétisa face à elle. Il créait une sculpture ressemblant à du cristal.
    Apeurée, la jeune femme trembla.
   La figure prenait forme ; le visage se précisait. Cette tête, cette tête de verre, c’était celle d’Aubin !