EXTRAITS tome 2

 

Extrait 1

   Tout allait bien, jusqu’au moment où Julien m’entraîna dans notre première véritable aventure. Nous avions à peine trois ans et demi.
   Pendant le temps du repas, nous étions restés sagement assis sur des chaises normales entre Aude et mon père Henri. Nous avions été tellement gentils, tranquilles, qu’ils finirent par ne plus trop nous prêter attention. Mon père s’entretenait avec Luc Chaneyve. Aude se leva. Après un simple coup d’œil vers nous, elle s’éloigna pour rejoindre Violaine. L’absence de surveillance ne dura que quelques instants ; nous en profitâmes. Julien descendit de son siège.
    ─ Viens, m’ordonna-t-il.
  Sans m’attendre, il s’éloigna. Je ne tardai pas à le suivre. Personne ne prit garde à nous. Trottinant le plus naturellement du monde, nous traversâmes rapidement le petit bois. Oh, il n’était pas bien grand ! Enfin, il mesurait toutefois, environ cent mètres de longueur en longeant la propriété, sur à peu près quarante mètres de profondeur.
   Aude nous l’interdisait. Pour nous empêcher d’y entrer, elle nous parlait souvent du loup et de l’ogre qui y vivaient. Je suppose que cette fête, à l’orée du boqueteau, en partie sous les branches, ôta à Julien le peu de frayeur que lui inspirait l’endroit, si tant est qu’il en eût vraiment peur un jour. Moi, je l’accompagnais consciencieusement. Si Julien était avec moi, je ne craignais plus rien.
   Je ne me souviens pas du sentier, or il en existait un. Nous sortîmes du bois. Nous entendîmes une musique au chant clair, léger, agréable. Un ruisseau s’offrit à notre vue. Peu profond, peut-être une trentaine de centimètres, pas trop large, un mètre cinquante à deux mètres, une onde limpide et lumineuse courait vivement. À notre droite une petite passerelle de grosses branches, serrées les unes contre les autres, permettait de rejoindre l’autre rive à partir de laquelle s’étendait un grand pré.
   Soudain, derrière moi, je perçus un bruit sourd. Je me retournai.
   Julien était descendu au milieu du ru.

Extrait 2

   Il se retenait, il serrait les poings. Il m’embrassa.
   En silence, il repartit vers son automobile. Je le suivis des yeux. La voiture s’éloigna. De la main, il me fit signe. Je levai timidement la mienne.
   Je pivotai vers ma mère.
  Triomphante, dominatrice, méprisante, elle regardait partir ce Béranche qu’elle venait de vaincre. Ses yeux, emplis d’une hostilité farouche, me glacèrent le sang. Quand Arnaud disparut à notre vue, elle daigna m’examiner. Pas un sourire, pas un mot. D’un geste, elle me le fit comprendre, je devais entrer mes affaires moi-même. L’une après l’autre, je rangeai mes valises dans le petit vestibule. Je récupérai enfin mon jouet, abandonné au bas de la marche, près du seuil d’entrée.
   La porte se referma brutalement derrière moi ; je sursautai, heurtant involontairement un guéridon. Il trembla légèrement. La gifle, violente, brutale, claqua sur ma joue, me prenant à l’improviste. Sous l’effet de l’éblouissement, le coup me parut encore plus douloureux.

Extrait 3

   Il ne me répondit pas, se contentant de me donner une accolade bien appuyée ; manière de préciser, à ceux qui ne l’avaient pas encore compris, le bord qu’il choisissait.
   Dans l’automobile, le jeune Coqlin, après un moment de silence, me déclara :
   ─ De toute évidence ces gens ne vous aiment pas.
   ─ Oui et non. Ils ont la haine envers les Béranche. Pour la plupart, ils ne savent plus pourquoi. Moi, ils me connaissent en tant qu’ouvrier mécanicien, ni misérable ni à plaindre. Pour eux, je n’existe pas, je suis un domestique. Ils me sous-estiment ou font semblant d’oublier. Aude et Arnaud m’ont élevé comme leur fils, comme Julien. Je m’appelle Luprat et je tiens à mon nom, néanmoins, aujourd’hui, je me sens un Béranche.
   Pendant le trajet, je craignais la rencontre avec Aude.
   Ce sera moi qui lui apporterai l’abominable nouvelle.
   Elle allait souffrir, elle allait sangloter. Elle qui, depuis des années, n’avait plus versé une seule larme.
  Je le savais, je la serrerai dans mes bras. Je le craignais, elle ne s’en rendra peut-être pas compte.
   Ne pleure pas, ma pauvre maman !
   Oh ! Aude, Aude ! Ne pleure pas, maman !
   Julien nous reviendra !

Extrait 4

   Je continuai à l’appeler « maman Aude », parfois « Aude ». Élise, à son début de vie dans notre famille, fut ébahie de nous entendre nous interpeller par nos prénoms. Cela ne dura pas bien longtemps. Maintenant, quand elle s’adressait à eux, « Aude » et « Arnaud » lui venaient spontanément aux lèvres. De plus, à leur demande, elle les tutoya aisément.
   Un dimanche, après le repas, Blandine et Julien, absents, retenus à Lyon, je me permis de demander à Aude :
   ─ Aude, samedi prochain, Élise et moi ne travaillons pas. Pourrions-nous vous emprunter une bicyclette ? J’aimerais passer une journée au Pré-Fermé. Élise n’y est jamais allée. Cette promenade lui permettrait de le découvrir.
   ─ Samedi ? Bien sûr, mon vélo est à vous !
   À l’expression de son visage, je la connaissais maman Aude, je compris immédiatement ; une idée venait de lui traverser l’esprit. Elle nous dévisagea, l’un après l’autre ; d’un ton malicieux, elle nous proposa :
   ─ Le Pré-Fermé ! Et si vous y dormiez la nuit de samedi à dimanche ? Vous rentreriez à Cligny le dimanche soir.
  ─ Finalement, répondis-je, il vaudrait mieux partir vendredi soir, après le travail. Nous resterions deux jours là-haut !
   ─ Bonne idée, Gaston, répondit Aude.

Extrait 5

   Je n’eus pas le temps de raisonner plus.
   Des coups de feu éclatèrent ; des cris retentirent. Comme les autres passants, je cherchai un abri. J’en trouvai un, un couloir d’entrée d’immeuble. Deux femmes angoissées, l’une, encore une enfant, à peine dix-sept ans, l’autre, une dame d’une soixantaine d’années, s’y trouvaient déjà. Au bout de quelques secondes, je remarquai un homme assis au sol, la tête rejetée en arrière, un filet de sang au visage. Il semblait trembler de froid. Je me penchai vers lui et l’examinai.
   ─ Vous n’êtes pas blessé, le rassurai-je, la balle vous a juste frôlé. Une simple égratignure, délimitée par une légère brûlure.
   Instinctivement, l’homme, la quarantaine, porta sa main droite à son front. Il regarda ses doigts recouverts de son sang. D’un coup, il bascula en avant. Il venait de s’évanouir. Il ignorait qu’il fût touché. Les deux femmes prirent soin de lui.
   Je pensai à Aude. Je l’avais perdu de vue. Où était-elle ? Avait-elle été blessée ?
   Je revins vers la porte d’entrée.
   Prudemment, je jetai un œil vers la place de Valmy. Nombreux, plusieurs dizaines, des soldats allemands bouclaient le secteur. J’aperçus trois corps allongés sur les pavés. Ils ne bougeaient plus. Seraient-ils morts ? Et Aude ? Non ! Les trois victimes paraissaient être des hommes. Mon regard se porta de l’autre côté de la rue Marietton, en vis-à-vis. Réfugiés dans des boutiques, des gens cherchaient à s’informer. Ils n’avaient rien vu, mais échafaudaient déjà des hypothèses, rapidement transformées par eux en faits réels. Où était Aude ?
   Brusquement, je la distinguai. Un groupe d’une dizaine de civils français se trouvait aligné, face à la place, le dos contre la façade d’un immeuble. Des femmes, des adolescents, des hommes, Aude était parmi eux. Des ordres fusaient, je ne les comprenais pas. L’impondérable éventualité, l’inimaginable possibilité, se produisit. Un peloton allemand se positionnait devant les otages. Un ordre ; les soldats épaulèrent leurs fusils.
   Le sang se glaça dans mes veines.
   Non ! Pas Aude ! Pas maman Aude !